Dans nos sociétés contemporaines, où l’individu autonome dispose d’une certaine liberté de choix et s’est affranchi des assignations traditionnelles, l’État garantit les deux formes de sécurité sans lesquelles aucune vie sociale n’est possible : la sécurité civile et la sécurité sociale. La première relève des protections civiles et judiciaires et suppose la constitution d’un État de droit. La seconde relève de la protection sociale et suppose la constitution d’un État social.
À ces deux formes de sécurité garanties par l’État, il convient aujourd’hui d’en instituer une troisième, devenue également primordiale : la sécurité environnementale qui relève de la protection environnementale et suppose la construction d’un État écologiquement responsable.
Aujourd’hui, ces trois formes de sécurité sont menacées par le mode de développement où nous sommes engagés. Par définition, le capitalisme encourage la recherche illimitée du profit à travers des entreprises dont nous avons déjà plusieurs fois mesuré – je pense à la colonisation – qu’elles pouvaient être extrêmement violentes et prédatrices. Or, la main d’oeuvre et la nature constituent les principales ressources de l’entreprise capitaliste et, aujourd’hui, le capitalisme néolibéral pousse plus loin leur commune exploitation et, avec elle, la triple insécurité dont je parle. Pour autant, nous ne sommes pas tou-te-s exposés au même risque et ces trois formes d’insécurité frappent en priorité les plus faibles.
L’insécurité sociale
A l’instar des ressources naturelles dont l’exploitation systématique et inconsidérée est au fondement du rapport que la société industrielle entretient avec la nature, l’exploitation systématique et inconsidérée du travail humain constitue le fondement du rapport de la société industrielle à la vie humaine. Seul le rapport de force entre les travailleurs-ses et les détenteurs du capital, rendu possible par un capitalisme des grandes usines dans les secteurs primaire et secondaire de l’économie ainsi qu’un certain état de la démocratie en France de la fin du 19ème siècle au tout début des années 1980, pour le dire vite, a permis l’émergence d’un État social qui a nuancé l’exploitation du travail humain. Cette situation a fait long feu. Aujourd’hui, il apparaît de plus en plus que la santé, l’autonomie des travailleurs/euses et jusqu’au sens de nos vies sont assujettis à leur utilité dans le processus de production du capital et sa croissance infinie. En effet, la reconfiguration du capitalisme après la deuxième guerre mondiale, sa mondialisation et l’affirmation en Europe d’une économie de service, a profondément modifié le rapport de force entre les travailleurs-ses et les détenteurs du capital, au détriment des premiers. Les relations de concurrence entre les peuples engendrées par la quête de la main d’oeuvre la moins chère par des entreprises insérées sur le marché mondial poussent les États à pratiquer le dumping social et à revoir à la baisse leur prétention en matière de protections sociales. Quant au secteur des services, le travail y est morcelé et le-la salarié-e isolé-e, ce qui empêche l’émergence des solidarités nécessaires à toutes les luttes sociales.
Si les écologistes posent la question de l’exploitation de la nature et de sa profonde transformation sous l’effet des activités humaines depuis l’émergence de l’époque moderne à un rythme exponentiel (anthropocène), leur conception de la vie humaine et de la place du travail dans la société constitue également une critique radicale des rapports de production et d’aliénation au travail. Cette parole écologiste qui affirme le droit pour tout humain au loisir, à la paresse, au temps, le droit à l’épanouissement à travers des activités non marchandes, est d’autant plus urgente qu’elle a été rendue totalement inaudible par le triomphe du discours néolibéral qui fait du travail rémunéré la valeur cardinale de nos sociétés. Un discours qui a pour fonction essentielle de masquer les rapports de domination et d’exploitation et d’obtenir l’assentiment des « exploités » dont l’imaginaire est colonisé par ces représentations dominantes promues à l’envi par de puissants groupes médiatiques.
En 1990, André Gortz écrivait dans les colonnes du Monde Diplomatique : « Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible. (…) Nous sortons de la civilisation du travail, mais nous en sortons à reculons, et nous entrons à reculons dans une civilisation du temps libéré (…) » Nous savons très bien que le chômage est une variable structurelle fondamentale du système capitaliste, puisqu’il exerce sur les travailleurs-ses, en particulier sur les travailleurs-ses pas ou peu qualifié-e-s et en situation de précariat, une pression qui diminue leur niveau d’exigence et garantit leur relative collaboration dans le démantèlement de l’État social. C’est-à-dire dans la remise en cause de droits acquis qui contribuaient pourtant à rendre acceptable la condition salariée. Le chômage est une arme contre l’ensemble des travailleurs-ses.
Il est urgent de redire que la finalité du travail ne réside pas dans la croissance économique mais dans la satisfaction des besoins humains et que la demande de nos sociétés en travail, du fait de l’augmentation considérable de la productivité, a fortement diminué. Les écologistes doivent reprendre la tête du combat pour le partage équitable du travail à travers la réduction du temps de travail. Nous devons défendre notre conception du travail, un travail débarrassé de la logique productiviste où il est enfermé depuis la fin du XIXème siècle et le triomphe de la Révolution industrielle. Dans le même temps, nous devons mener une réflexion sur les transformations nécessaires de l’Etat social. Car, en France l’ensemble des droits sociaux sont attachés au travail. Or dans une société de chômage de masse comment faire pour que l’État retrouve sa capacité à relativiser les inégalités de revenu à travers l’accès renforcé pour l’ensemble de la population et, en particulier les plus fragiles, aux bien fondamentaux que sont la santé, l’éducation, le droit aux loisirs et à la retraite. Des droits auxquels il convient d’ajouter l’accès à l’eau potable, au logement, à l’énergie et à une alimentation saine et variée. Garantir la fonction redistributive de l’État fait partie des solutions mais elle ne saurait constituer l’unique remède à un mal qui trouve sa racine dans les fondements de la logique capitaliste et productiviste actuelle.
L’insécurité environnementale
À cette insécurité sociale s’ajoute une insécurité environnementale croissante qui touche en premier, là encore, les classes populaires. En effet, de fortes inégalités affectent le rapport des groupes sociaux à l’environnement et les écologistes doivent sortir de l’opposition ville-campagne qui n’est plus significative en matière de justice environnementale. Les inégalités se déploient et se sédimentent dans l’espace et la violence environnementale a pris une dimension systémique. Car, par une série de facteurs tels que la modicité et/ou l’inconstance de leurs revenus, la concentration voulue des logements sociaux dans certains quartiers ou des systèmes informels d’évitement de la part des propriétaires de logement, les classes populaires, outre leurs difficultés d’accès au logement, sont le plus souvent obligées de vivre en périphérie des villes, proches des artères de circulation les plus denses, dans des quartiers exposés à la pollution atmosphérique et au bruit. Les espaces les moins prisés socialement, par conséquent les moins chers, sont aussi sureprésentés parmi les espaces mitoyens des activités les plus polluantes : décharges, industrie chimique, etc. Ce qui, selon l’implacable logique du marché, finit de les dévaluer aux yeux des populations et provoque une plus grande marginalisation sociale de leurs habitants. À cette première série de fléaux s’ajoute une plus forte exposition à la nourriture industrielle traitée une multitude de fois pour sa culture et sa conservation que les classes populaires ne peuvent refuser faute de pouvoir accéder, à l’instar de la bourgeoisie, à une alimentation biologique ; un risque décuplé face à la précarité énergétique que renforce l’éloignement des espaces naturels et leur privatisation progressive ; la faiblesse des transports en commun et/ou leur renchérissement en fonction de la distance parcourue ; et la liste n’est pas exhaustive.
Le chantier est énorme pour qui veut répondre à cet enjeu crucial que représente le traitement combiné de ces trois formes d’insécurité (l’insécurité civile étant largement dépendante de l’insécurité sociale et de plus en plus de l’insécurité environnementale). Et qui mieux que les écologistes peut penser ensemble la question sociale et la question écologique.
C’est pour toutes ces raisons qu’il n’existe pas d’écologie politique qui ne soit pas aussi sociale. A moins de proposer une « écologie capitaliste » absolument contradictoire avec les principes fondamentalement humanistes de l’écologie politique. Car, le tour de force de l’entreprise productiviste capitaliste est de se présenter aujourd’hui comme la seule force capable de mobiliser les ressources nécessaires à la réparation des désastres qu’elles entrainent. À la déprédation des ressources naturelles, elle oppose le développement d’une techno-science ou bio-technologies (OGM, clonage, etc.) extrêmement rentable pour les détenteurs du capital. À la production d’un chômage structurel de masse, qui constitue la condition de la mise en concurrence des travailleurs/euses et des peuples et de la remise en cause des acquis sociaux ou droits attachés au travail, elle oppose le développement de la croissance industrielle présentée comme la condition suffisante et nécessaire au retour au plein emploi. Ces jeux de trompe l’oeil participent de la production d’un imaginaire dominant que les écologistes doivent dénoncer pour lui-même et à travers la promotion des solutions portées par l’écologie politique.
La paix, la solidarité et l’écologie forment les conditions nécessaires de l’épanouissement d’une vie humaine autonome.
Bénédicte Monville-De Cecco